Laboratoire de linguistique

Quand on lui demande d’expliquer son métier, de raconter son activité, Olivia Comment est réticente et n’y va pas de façon directe, (il faut l’imaginer dans son bureau avec sur les murs ses images préférées). Elle préfère les détours. Il faut lui tirer doucement les mots, imaginer, deviner. Elle est si barricadée au premier abord avec tous ces hommes, ces collègues de la linguistique qui lui parlent de trop près et lui donnent leur numéro de téléphone portable comme s’il s’agissait d’un cadeau ou d’une clé offerte pour qu’elle puisse les rappeler, bouleversée (ils imaginent). Elle se méfie. D’ailleurs, par moments elle est presque muette, au point de se plaindre qu’on lui coupe son silence. Même pour une enquête, une étude sur la ville, une manière d’histoire sauvage toute en souplesse, il faut lui tirer les mots doucement, au filet, un à un, puis, petit à petit elle assouplit sa défense.
Olivia Comment a d’abord travaillé sur la linguistique des ultraviolets au crépuscule, une passion qui l’excitait (dit-elle). « C’était si fort d’avoir à se recomposer un visage avant de rentrer chez moi le soir. » Elle avait très peur de perdre le contact direct avec la vie de tous les jours, la vie quotidienne, peur de ne plus savoir tenir droite ni même marcher, de se déséquilibrer : son sac toujours lourd est un lest, sa ceinture de plomb.
Un jour, elle se l’est promis, elle reviendrait sur la situation, les circonstances et les détaillerait, les fouillerait, comme elle aime à le faire.
Pour l’instant, elle a quitté les ultraviolets et s’est orientée vers les mots perdus.
– Quels mots perdus ?
– Sur ceux que l’on dit restés sur le bout de la langue.
Olivia Comment a lu Le nom sur le bout de la langue de Pascal Quignard. Mais elle formule une hypothèse différente.
Elle est convaincue que la perte des mots, même un petit instant, n’est pas une affaire individuelle.
La perte des mots sur le bout de la langue ne serait pas une affaire individuelle mais collective.
Elle fait une analogie géométrique, un rapprochement entre le triangle du bout de la langue (où disparaissent les mots) et le triangle des Bermudes où disparaissent des avions et des bateaux entre la Floride, les Bermudes et Porto Rico.
Elle est sûre que les mots sont des sortes d’avions et de bateaux.
Ce sont des moyens de transports, des médiums. Tout médium est un transport, un moyen de communication et une voie. Cela aurait plu à Jacques Marchal et à tout le Marshall McLuhan fan club.
Olivia Comment s’aperçoit que son terrain de recherche, au centre du triangle des Bermudes de la langue, c’est la mémoire. Pas la mémoire individuelle, pas ma mémoire ou votre mémoire, voyez-vous, mais notre mémoire : La mémoire collective, la mémoire universelle.
Olivia Comment se demande qui opère le prélèvement. Et surtout comment s’opère le prélèvement, le rapt et pour quelles raisons ?
Où la trappe donne-t-elle ?
Elle s’est convaincue qu’il y avait, derrière la disparition des mots, une mécanique. Une machine et un instinct.
Elle a découvert (son hypothèse) que le vrai monde est celui de la fiction et que nous, les vivants, vivons dans un rêve de langue.
– Non, ces mots ne vont pas nulle part, ils ne se perdent pas.
Il ne reste plus qu’à trouver comment ces mots, ces phrases, ces dates, ces noms propres, s’organisent.

Partager ce texte...
Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.