La dérive en bus de nuit

Depuis ce très long périple de jeunesse aux Etats-Unis, en bus Greyhound, c’est toujours avec un certain étonnement, dans un état d’esprit assez enfantin, que je me suis intéressé au laisser aller en bus de nuit.

Maintenant, dans notre ville, une des dernières modes spirituelles mobiles consiste à monter dans un bus et à descendre, après quatre ou cinq stations, selon l’humeur (important l’humeur), pour emprunter un autre bus, au hasard, changer de parcours sans se soucier d’une destination.

Je ne le pratique pas mais cela me fait envie.

Depuis le XXème siècle nous n’avons pas encore déterminé avec exactitude les conséquences psychologiques des trajets en bus sur nos esprits, quelle modification du cerveau cela entraîne, au fil du temps, mais nous savons que n’importe quel autobus est un moyen pour penser et se déplacer. C’est mondial.

Toute personne qui, un jour, est monté dans un bus le sait. C’est aussi universel que le mouvement. Cela existe sur tous les continents.

La dérive en bus de nuit est simple : monter dans n’importe quel véhicule et descendre à n’importe quel arrêt, pour en prendre un autre et ainsi de suite, pendant des heures, jusqu’à ce que l’on soit calmé.

Changer de bus est une façon discrète et adroite de se changer les idées.

C’est un sport complet. C’est devenu une mode, en ville.

Et comme tout jeu c’est aussi effrayant.

Très peu de gens l’avouent, et encore moins s’en vantent, mais vous n’ignorez pas que les bus la nuit sont remplis de gens qui pratiquent la dérive en bus, pour calmer leurs émotions par exemple. Quand leur cœur bat trop vite, quand elles se sentent trop chaudes, certaines personnes utilisent les transports en bus comme du stop émotion.

Certains le pratiquent en l’ignorant et toutes les lignes de bus ont leur Monsieur ou Madame Jourdain descendus du Bourgeois Gentilhomme de Molière qui découvrent un jour le bus comme autrefois ils ont découvert la prose.

MONSIEUR JOURDAIN

(…) Il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.

LE  MAÎTRE  DE  PHILOSOPHIE

Fort bien.

MONSIEUR JOURDAIN

Cela sera galant, oui.

LE  MAÎTRE  DE  PHILOSOPHIE

Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire ?

MONSIEUR JOURDAIN

Non, non ; point de vers.

LE  MAÎTRE  DE  PHILOSOPHIE

Vous ne voulez que de la prose ?

MONSIEUR JOURDAIN

Non, je ne veux ni prose ni vers.

LE  MAÎTRE  DE  PHILOSOPHIE

Il faut bien que ce soit l’un ou l’autre.

MONSIEUR JOURDAIN

Pourquoi ?

LE  MAÎTRE  DE  PHILOSOPHIE

Par la raison, monsieur, qu’il n’y a, pour s’exprimer, que la prose ou les vers.

MONSIEUR JOURDAIN

Il n’y a que la prose ou les vers ?

LE  MAÎTRE  DE  PHILOSOPHIE

Non, monsieur. Tout ce qui n’est point prose est vers, et tout ce qui n’est point vers est prose.

MONSIEUR JOURDAIN

Et comme l’on parle, qu’est-ce que c’est donc que cela ?

LE  MAÎTRE  DE  PHILOSOPHIE

De la prose.

MONSIEUR JOURDAIN

Quoi ! quand je dis : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit », c’est de la prose ?

LE  MAÎTRE  DE  PHILOSOPHIE

Oui, monsieur.

MONSIEUR JOURDAIN

Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela.

 

Comme il y a de l’art brut, il y a de la dérive brute.

Pour ma part j’ai toujours rêvé de ça, surtout à cause de la sensation étrange et mystérieuse, berçante, onirique.

J’ai souvent envie de me mettre à la dérive en bus de nuit parce que j’ai l’impression que je pourrais mieux ressentir notre ville et les efforts de la municipalité pour changer la réalité, pour transformer notre ville en mégalopole globale.

C’est une vaste opération qui a commencé depuis des années.

Noter ville veut l’argent et l’amour, l’est et l’ouest, le nord et le sud.

Par exemple, pour la manière grande ville du nord la municipalité a commandé des immeubles, des buildings, des gratte-ciel, tout en verre. Pour avoir un style grande ville du sud elle a placé des palmiers un peu partout, ce qui donne un petit air d’opérette.

Les villes aussi ont besoin d’être aimées.

Récemment vous m’avez demandé pourquoi je n’avais pas quitté ma ville.

La réponse est simple : Je n’y ai jamais trop réfléchi. La question ne s’est pas posée. C’était peut-être compliqué.

J’avais peur ? Je me demande parfois.

Jamais je n’ai pensé non plus : Ça y est, je vais passer le restant de ma vie dans cette ville. Jamais je ne me suis dit que c’était pour toujours. C’est venu comme ça.

J’ai toujours imaginé que je pouvais partir ailleurs.

Même maintenant, quand j’arpente la ville. Même quand je me trouve devant le grillage aux parapluies retournés, dans la baie aux affaires classées et froides ou au parc Bellagio, fasciné par les statues d’animaux en pierre, le jardin chinois, les ruines pittoresques. J’imagine que je vais peut-être partir ailleurs.

C’est de la nonchalance, peut-être, une absence de souci comme vous me l’avez suggéré. C’est possible. Puisque vous m’avez expliqué que le verbe Chaloir signifiait se soucier et que l’on ne l’utilisait plus qu’en locution.

Peu m’en chaut, je ne m’en soucie pas.

C’est peut-être pour cela (cette nonchalance) que, souvent, j’écoute en boucle Talking Nigga Brothaz par Bibi Tanga et le professeur inlassable dont je suis l’admirateur et qui me plonge à chaque fois dans une profonde et douce rêverie.

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