Bouleverser le monde

Dans Notre-Ville, de plus en plus d’habitants ont pris l’habitude de fixer pendant des heures un objet jusqu’à ce que celui-ci se transforme sous leurs yeux.
Par le biais du bouche à oreille, cette pratique devient de plus en plus courante et indéniable bien que la définition d’objet suscite encore des polémiques (qui renvoie à la sinueuse et vicieuse polémique autour de Marcel Duchamp qui détestait qu’un ready-made soit fait avec un objet exceptionnel).
Bref.
C’est une mode dans Notre-Ville (fixer pendant des heures un objet) et une méthode, qui attire les jeunes comme les vieux et dans tous les genres possibles et imaginables ; même les agités s’arrêtent de bouger et se stabilisent, voire s’abîment, dans la contemplation. Les secoués se figent, les remuants se coagulent, les trembleurs se fixent, les agités s’immobilisent, les coulants se liquéfient.
On évoque des yeux congelés. Des fixations pathologiques.
L’expression : « Viens, on va se caler » est de retour.
Une tendance incontrôlable à immobiliser son regard, clouer sa vision sur une chose, pétrifier l’image vivante jusqu’à ce qu’elle se métamorphose.
Pour agrandir la réalité, l’augmenter, la décadrer.
La bouleverser.
Et ça marche.

« Nous sommes à fond là-dedans. Cela nous fouette l’attention. » disent volontiers les participants chaque fois qu’ils sont interrogés par des étrangers ignorant cette nouvelle sensation visuelle à la mode, cette émotion qui embrase, ce trouble de la perception proche de l’extase.
Il paraît qu’il y a des miracles.
Même l’écrivain italien Cesare Pavese croyait ça et l’écrivait en précurseur :
«Nous savons que le plus sûr – et le plus rapide – moyen de nous étonner consiste à fixer imperturbablement toujours le même objet. Le moment venu, il nous semblera que – miraculeux – cet objet, nous ne l’avons jamais vu.»
(Les Dialogues avec Leuco, avant-propos, 1947, Cesare Pavese)

Comme pour le crépuscule de Caspar David Friedrich, objet de questions fréquentes jusque dans les boutiques les moins huppées à la clientèle presque plumée, bien des habitants (et pas les plus gnan-gnan la praline) se demandent comment Cesare Pavese a pu avoir autant d’influence plus de soixante-et-dix ans après sa mort.
C’est comme si son souffle venait s’infiltrer dans les rêves des plus sensibles, un vent coulis mental, de petits trous dans la pensée à la façon des os devenus flûtes.
Il faut dire que par moments tout le monde a l’impression que le passé n’est jamais passé et qu’il affleure sans cesse au bout de nos doigts et de nos idées.
On se baigne dans une mélancolie du futur depuis de nombreuses années (un peu par complaisance il faut le dire).
On achète de petits mouchoirs de mouche pour sécher nos yeux.
Je connais une fille qui a été follement amoureuse de Pavese. Elle ne l’a jamais rencontré physiquement mais elle en a quand même été follement amoureuse. C’est une fille seule jusqu’au fond de son âme, de ses poches et de sa maison. Elle vit, en plus, dans un chalet en montagne, entouré de forêts, ne descend plus dans la vallée. L’hiver pour se tenir compagnie, elle passe un moment à la fenêtre et elle souffle sur la vitre pour faire un peu de buée. Et c’est la buée, sa seule compagnie, la buée.

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En lien avec l’histoire sauvage, une pièce radiophonique à écouter en podcast, diffusée le samedi 1er septembre 2018 de 21h à 22h :
« La réserve noire » de Jean-Pierre Ostende
Une réalisation de Jean-Matthieu Zahnd. Conseillère littéraire : Caroline Ouazana. Assistant à la réalisation : Félix Levacher
Avec :
Mohamed Rouabhi (Régis Legrand) Pierre-Jean Pagès (François, le père)
Agnès Sourdillon (Sylvie, la mère) Baptiste Dezerces (Sébastien, le fils)
Lyn Thibault (Tatiana, la fille) François Siener (André, le grand-père)
Bernadette Le Saché (Rosemarie, la grand-mère) Miglen Mirtchev (Thomas, le résident) Lara Bruhl (Suzie, la résidente)
Bruitages : Benoît Faivre et Patrick Martinache
Equipe technique : Eric Boisset, Mathieu Le Roux

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