Arborescence de Bouvard et Pécuchet

Il avoue doucement, avec petite mollesse en glotte typique des embarrassés de Notre-Ville, connaître le désir un peu d’Ève mais pas tellement d’Adam.
Ce genre de remarque, sans parler des sous-entendus, laisse toujours perplexes les migrants qui apprennent des expressions françaises avec les bénévoles penchés. On n’appelle jamais les analphabètes les anals mais les alphas.
Au sujet d’Ève et Adam, la proposition inverse (Je la connais d’Adam mais moins d’Ève) n’est pas convaincante non plus mais on s’y habitue aussi quand il faut découvrir une langue, non ?
– Tu es allé d’Asmara jusqu’à Khartoum à pied ?
– Asmara, oui. La capitale de l’Erythrée. Et Khartoum la capitale du Soudan. Sept cents kilomètres.
Souvent on vient pour du français, on fait de la géographie.

Il paraît que l’expression « ne connaître ni d’Ève ni d’Adam » daterait de 1752. On aurait commencé de dire cela parce que tout le monde connaîtrait la création d’Ève et d’Adam par Dieu et que connaître ni d’Ève ni d’Adam signifierait tout ignorer et se dirait d’un individu sans référence, un pur étranger.
Et pourquoi 1752 ?
Parce que Stukeley publie “Memoirs of Sir Isaac Newton’s Life” où il raconte : “Nous sortîmes […] sous l’ombre des pommiers. Il me dit qu’il était dans l’exacte situation où il se trouvait quand lui était venue à l’esprit la notion de gravitation. Elle fut causée par la chute d’une pomme… ” ?
Parce que le 15 juin durant un orage à Philadelphie, Franklin lance un cerf-volant avec une pointe métallique et capte l’électricité atmosphérique, démontre ainsi la nature électrique de la foudre et invente le paratonnerre.
Parce que, la même année, James Ayscough invente les lunettes à branches sur les tempes ?
Selon une autre rumeur c’est en 1700 que le père Dominique Bouhours, habitué des salons littéraires, jésuite grammairien, aurait écrit : « une histoire et des bruits qui ont eu pour principal fondement la grossesse scandaleuse d’une fille qu’ils ne connaissaient ni d’Ève ni d’Adam ».
Y a-t-il un lien avec le médecin grec Giacomo Pylarini inoculant la variole l’année suivante à des enfants de Constantinople en espérant prévenir des formes plus sérieuses de cette maladie lorsque les enfants auront grandi; et devenant ainsi le premier immunologiste ?

On cite aussi souvent « ne connaître ni des lèvres, ni des dents » qui date de 1908 et aussi, dans un San-Antonio de Frédéric Dard, le curieux « ni des lèvres ni de l’Isle-Adam ».
Mais pourquoi 1908 ?
Cela te sert à quoi de savoir ça quand tu apprends une langue ?
N’est-ce pas le risque de voir pousser une arborescence redoutable ?
L’arborescence guette tout le monde. Les fantômes de Bouvard et Pecuchet en 2018 se perdent dans l’arborescence des fenêtres qui s’ouvrent à l’écran.
Que penseraient-ils des haschtags ?
Tu crois qu’avec ça les Soudanais n’ont pas de raison de regarder les bénévoles avec un regard aux grands yeux blancs ? Qu’ils soient d’Asmara ou bien de Khartoum.

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En lien avec l’histoire sauvage, une pièce radiophonique à écouter en podcast, diffusée le samedi 1er septembre 2018 de 21h à 22h :
« La réserve noire » de Jean-Pierre Ostende
Une réalisation de Jean-Matthieu Zahnd. Conseillère littéraire : Caroline Ouazana. Assistant à la réalisation : Félix Levacher
Avec :
Mohamed Rouabhi (Régis Legrand) Pierre-Jean Pagès (François, le père)
Agnès Sourdillon (Sylvie, la mère) Baptiste Dezerces (Sébastien, le fils)
Lyn Thibault (Tatiana, la fille) François Siener (André, le grand-père)
Bernadette Le Saché (Rosemarie, la grand-mère) Miglen Mirtchev (Thomas, le résident) Lara Bruhl (Suzie, la résidente)
Bruitages : Benoît Faivre et Patrick Martinache
Equipe technique : Eric Boisset, Mathieu Le Roux

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